des contes comme je les aime :La vengeance de sainte Emerance
Vengeance de sainte Emerance
et trou de l’enfer en Ille-et-Vilaine
(D’après « Revue de Bretagne et de Vendée », paru en 1900)
Une statue qui, paraît-il, représentait sainte Emerance, se trouvait encore au début du XXe siècle à Bain-de-Bretagne, les nourrices qui n’avaient pas de lait allant prier cette sainte de leur en donner et lui offrant des petits bonnets de linge qu’elles posaient sur sa tête. Selon la légende, la sainte un jour se vengea d’un affront que fit un indélicat du pays à son effigie…
Un jour qu’il était chaudebaire (quasi-ivre) un certain Victor, mauvais sujet de Bain, s’en alla plaisanter sainte Emerance sur son lait et ses bonnets. Il ne se borna pas à des injures, il frappa la statue de son bâton et jeta les bonnets par terre.
Il n’eut pas plutôt commis ce sacrilège que du lait lui sortit par le nez et les oreilles, et en telle abondance que ses vêtements en furent bientôt couverts. Il rentra chez lui pour se laver et changer de vêtements, mais rien n’y fit ; le lait continua de couler. La mère de Victor lui dit : « Il ne te reste qu’une chose à faire, malheureux enfant, c’est d’aller te mettre à genoux devant sainte Emerance, te repentir de ta faute et lui demander pardon. »
Le vaurien, vraiment effrayé, suivit le conseil de sa mère et jura de ne plus recommencer. « Je veux bien, pour cette fois, écouter ta prière, lui dit la sainte, mais prends garde à toi, car malgré ton jeune âge tu t’enivres, et, une fois dans cet état, tu deviens violent et colère. Si tu ne te corriges pas, il t’arrivera malheur. Ta mère, elle, est une digne femme à laquelle je te prie de remettre le fromage que voici qui m’a été offert par des pèlerins. Elle seule devra en manger, et toi tu n’y toucheras pas ; rappelle-toi ma recommandation. »
Victor, heureux d’être débarrassé de son lait, porta le fromage à sa mère. Chose étonnante, la bonne femme en mangea tous les jours et le fromage ne diminua pas. Mais un jour, étant tombée malade, elle fut obligée de s’aliter et ne put faire de cuisine. Son fils, ennuyé de ne manger que du beurre avec son pain, coupa un morceau du fromage offert par la sainte, malgré la défense qui lui en avait été faite.
Lorsqu’il ouvrit une seconde fois le buffet, toujours pour y prendre du fromage, il ne le trouva plus et vit à sa place un gros chat noir qui se sauva dans l’appartement. Victor, qui avait encore bu plus qu’il n’aurait dû le faire, se précipita sur un bâton, et frappa le chat de toutes ses forces. Soudain, à la place de l’animal, il vit sainte Emerance qui s’écria :
« Méchant garçon, tu me frappes encore ! Tu es donc incorrigible, et tu n’as tenu compte d’aucune de mes recommandations. Tu continues à boire, tu as mangé le fromage auquel je t’avais défendu de toucher, tu es toujours aussi violent et aussi colère. Pour ta punition, tu vas te rendre au bourg de Teillay, où tu te feras indiquer la route aux lièvres qui traverse la forêt. Une fois sur cette route, tu iras te placer sous un grand hêtre qu’on aperçoit de loin, et bientôt tu entendras le son des cors et les aboiements des chiens. Ce sont les barons de Châteaubriant qui chassent une biche. Lorsque l’animal passera près de toi, il s’arrêtera pour te donner le temps de monter sur son dos et tu me l’amèneras. Exécute bien, de point en point, tout ce que je viens de te dire et si tu t’en écartes d’une ligne tu le regretteras toute ta vie. »
Victor se rendit sur la route aux lièvres, dans la forêt de Teillay, et vit bientôt la chasse s’avancer vers lui. Une biche couverte d’écume s’arrêta ; il l’enfourcha et la conduisit vers Bain. Lorsqu’il eut dépisté les chiens des barons de Châteaubriant, il se dit en lui-même : « C’est agréable de courir ainsi sur une biche. Si au lieu de m’en aller tout droit, je faisais une promenade à travers champs, sainte Emerance n’en saurait rien. »
La bête, en voyant qu’il cherchait à l’éloigner de la route, poussa des soupirs et voulut résister ; mais il la frappa si violemment de son bâton qu’elle partit au galop. Une fois lancée elle ne s’arrêta plus. Ce fut une course vertigineuse, fantastique, échevelée, folle ; elle passait à travers les halliers des bois, les haies des champs, les genêts, les buissons, les ajoncs, et, malgré tout ce que fit son conducteur pour l’arrêter, il ne put y réussir.
Tout à coup elle arriva sur le bord d’un précipice. Victor, tremblant de frayeur, voulut à toute force la retenir, mais il n’y parvint pas. Elle s’élança dans l’espace, et lui, perdant connaissance, roula dans un gouffre d’une profondeur immense. Lorsqu’il reprit ses sens, il se tâta et vit qu’il n’avait aucun mal. Depuis des siècles les feuilles tombées des arbres s’étaient amoncelées au fond de ce ravin et formaient une litière qui avait amorti sa chute. Il chercha aussitôt une issue pour sortir de ce puits profond et n’en trouva pas. Les parois en étaient aussi lisses que du marbre poli.
Après avoir appelé de toutes ses forces, gémi, pleuré et tout cela inutilement, il se consola, il le fallait bien, et se demanda comment il allait vivre. Des châtaigniers, qui ombrageaient l’ouverture du précipice, avaient laissé tomber leurs fruits. Il en ramassa des quantités qu’il emmagasina dans une grotte profonde qui lui servit en même temps de demeure, et où il se fit un lit de feuilles sèches.
Presque chaque nuit, des animaux — lièvres et lapins — en courant tombaient dans ce gouffre. Il s’en emparait et, comme il avait un briquet sur lui, et que le bois mort ne manquait pas, il allumait du feu et les faisait rôtir. Les habitants du pays s’éloignaient de ce ravin qu’ils croyaient hanté, et lorsqu’ils virent de la fumée s’en échapper, ils l’appelèrent letrou de l’enfer. Victor vécut dans cette prison souterraine pendant de longues années ; mais depuis bien longtemps il ne s’en échappe plus de fumée : il a dû rendre son âme à Dieu.